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Luc Olivier Merson, Une noble vie d'artiste par Adolphe Giraldon
par ADOLPHE GIRALDON, Imprimeurs Frazier-Soye, A. Porcabeuf, PARIS 1929
Pages précédentes
de Notre-Dame de Paris pour l'Edition Nationale
de l'éditeur Testard: 72 compositions, dont la richesse d'invention, la grâce et la perfection
d'exécution n'ont jamais été surpassées. L'excellent graveur, Gery-Bichard, fut chargé de les
traduire en eaux-fortes. Chez Lecène et Oudin, en 1890,
il illustre l'Imagier de J. Lemaître, poétique évocation des couvents d'Italie.
En 1889, Hachette lui demande quatre
grandes compositions pour le Lutrin de Boileau. On peut supposer quel esprit et quelle
malice il sut mettre dans cet ouvrage. En 1895,
parut un Saint Julien l'hospitalier de Flaubert, pour Ferroud.
La gravure à l'eau-forte en fut confiée à Géry-Bichard. Cet ouvrage qui eut un grand succès parmi
les bibliophiles est épuisé depuis longtemps. Le Missel de Jeanne d'Arc, encore pour Mame,
comme le Missel des Catacombes, fut pour Merson l'occasion de renouveler ce sujet si connu.
M. Child, le représentant à Paris du Harper's Magazine, sut vite discerner quel précieux
collaborateur pouvait devenir Merson pour sa Revue. Il lui commanda cette Histoire
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d'un Mystère, délicat et malicieux amalgame d'archéologie, de liberté et d'esprit.
Le bas enchanté et la Victoire de Samothrace suivirent.
Un amateur, M. Arthur Fouques-Duparc conçut le projet, d'accord avec l'éditeur
Manzi, de lui demander une copieuse illustration des poèmes de Wagner. Le sujet était tentant.
Des esquisses nombreuses furent cherchées et quelques dessins, complètement exécutés, permettent de
se rendre compte de ce qu'aurait été cette oeuvre, si elle avait pu être achevée. Le projet fut
malheureusement abandonné. Il n'en reste que des fragments, dont une magistrale composition
des Filles du Rhin offerte par Merson à son ami G. Pierné et dont Mme Rita a exécuté une
fort belle gravure sur bois. Pour la Jacquerie,
éditée par Romagnol en 1903, l'artiste
réussit une série de dessins dramatiques et vigoureux, fidèlement gravés à l'eau-forte par
Ch. Chessa.
En 1908, un bibliophile lillois,M. Descamps-Scrive, récemment décédé, résolut d'entreprendre
une édition de luxe de l'oeuvre réputée de J. M. de Heredia, que son peintre préféré
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accepta d'illustrer. La gravure en fut confiée à Léopold Flameng.
L'ouvrage, tiré à un nombre restreint d'exemplaires, par les soins de l'imprimeur
A. Porcabeuf, est, en vérité, un monument dont la beauté égale à celle des célèbres sonnets
s'il ne la dépasse parfois.
Des pages, telles que Rome et les Barbares, la Renaissance,
l'Epigraphe votive sont de pures merveilles, fâcheusement destinées à être à jamais
enfermées dans ces bibliothèques tombeaux, accessibles, seulement, à un bien petit nombre
de privilégiés. C'est, du reste, le sort réservé à ces éditions rares.
Avec un de ses amis, que je connais bien, Merson illustra les Nuits d'Alfred de
Musset pour le célèbre bibliophile H. C. de Saint Chamant. Neuf compositions de lui ornent
cet ouvrage. Elles ont été gravées en couleurs par Ch. Chessa, et imprimées par Porcabeuf dans
des encadrements gravés sur bois et également en couleurs.
Enfin, un dernier ouvrage en collaboration avec Mme Krier-Lambrette
est resté inédit: le
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Moretum de Virgile. Espérons que nous le verrons un jour.
Il faudrait encore décrire toutes les compositions pleines d'esprit qu'il donna
à cette Revue illustrée fondée en 1885
par F.-G. Dumas à laquelle ont collaboré tous les artistes en renom de cette époque et qui malgré
son attrait ne connut qu'un demi-succès. Il faudrait énumérer les nombreuses couvertures
d'ouvrages pour Quantin (le Salon et Noël), pour F.-G. Dumas (Paris illustré), Baschet (le Salon),
Hachette (dictionnaire de Géographie de la France) Harper's magazine, l'illustration, etc.
* * *
Une telle somme de travail confond tout d'abord, et ne s'explique que lorsqu'on
connaît la vie de labeur que fut celle de ce grand artiste. Il ne connaissait pas le repos et,
du bon matin au soir, et souvent tard dans la nuit, devant son chevalet ou assis à sa table,
il traduisait, le pinceau ou le crayon à la main, les inventions de son cerveau inépuisable.
Les vacances n'étaient pour lui qu'une occasion de travailler plus tranquillement,
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et de se retremper dans l'étude de la Nature. C'est dans cette atmosphère de labour obstiné,
de paix familiale, dans un cercle restreint de sûrs amis, libre de toute ambition et dédaigneux
de la fortune, que Merson se donnait entièrement à son Art. Il ne vivait que par
lui et que pour lui.
Sa conscience était son seul guide. C'est cette insatiable conscience qui l'amena à
refuser certains travaux, à en abandonner d'autres, quels que pussent être, pour lui,
le dommage de ces abandons.
Il y était aussi poussé, pour tout dire, par une autre pente de son caractère.
Il semblait ne goûter que le seul plaisir de la conception et des recherches.
Et, le moment venu de donner à l'oeuvre sa forme définitive, il préférait souvent,
et de beaucoup, en mettre de nouvelles en chantier. L'exécution, sans doute parce que trop aisée,
l'intéressait déjà moins. Sa grande modestie, son peu de souci du succés public faisaient le reste.
Pour ces raisons, ou peut-être d'autres, plus mystérieuses, il arrêtait net la besogne
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dans la joie. Il en ajournait l'achèvement, et, d'ajournements en ajournements, la toile
restait là, avec ses promesses, ses repentirs, ses corrections, et finalement jamais terminée.
On peut et on doit le regretter, mais on peut et on doit louer un artiste capable de tels
scrupules.
* * *
Grâce à cette fertilité d'imagination, à cette érudition prodigieuse, à cette science
professionnelle Merson devait devenir et devint en effet un admirable professeur.
Il proposait, à ceux qui mettaient en lui leur confiance, un ensemble cohérent de principes
qu'il avait vérifiés à sa propre expérience et propres à tout le moins, à abréger les inutiles
tâtonnements. Cette méthode qui pouvait paraître à quelques-uns trop rigoureuse est pourtant un
meilleur instrument d'éducation que le plus séduisant éclectisme.
Autant Merson était attentif à discerner et à respecter l'intelligence, autant il se
montrait absolu pour tout ce qu'on peut appeler le rudiment,
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c'est-à-dire : ces notions, ces habitudes de travail et ces qualités que tout apprenti
peut et doit acquérir, sans que jamais sa personnalité soit appelée à en souffrir.
Il exigeait impitoyablement de ses élèves, l'effort, la conscience, le soin,
l'exactitude, la persévérance et la modestie. Rien que ça? dira-t-on. Certains trouvaient ses
exigences trop sévères. Sévères, elles l'étaient sans doute, et dans les corrections, son esprit
caustique trouvait vite l'image pittoresque qui rendait plus sensible l'expression de la vérité.
De là, des heurts, des froissements, qu'il ne cherchait guère à éviter. Du reste,
il était aussi sévère, aussi impitoyable pour lui-même, c'est là son excuse.
Sa propre curiosité étant universelle, il souhaitait éveiller celle de ses élèves.
Il leur conseillait de tout observer, de tout étudier, de se plaire à copier un brin d'herbe ou
un caillou, avec le même amour que la plus belle figure humaine pouvait leur inspirer.
Il aurait pu faire sienne la pensée de Ruskin. « He who can paint a leaf,
can paint the world »,
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« Celui qui peut peindre une feuille, peut peindre le monde ».
Pensée profonde qui conseille à la fois la modestie et l'audace.
Son enseignement, contrairement à ce qu'on pourrait croire, n'avait rien d'académique.
Et c'est peut-être justement à cause de cela qu'il ne trouva pas à l'Ecole des Beaux-Art, où il
avait été nommé professeur chef d'atelier, l'accueil et le succès qui étaient dus à ses excellentes
intentions. Sa nature entière et intransigeante lui rendit la tâche difficile. Les uns trouvaient
que le nouveau professeur exigeait trop de travail, trop d'assiduité, trop de curiosité,
jugée peu utile. D'autres lui reprochaient de défendre mollement ses élèves dans les concours.
Le reproche était mérité car il ne s'occupait jamais que du mérite de l'oeuvre qu'il avait à juger.
Il ne pistonnait pas ses élèves. Ainsi que le disait l'un d'eux, après un dîner d'atelier,
dans un discours plaisant aux nouveaux, il n'était pas le patron-piston.
Il goûtait peu (et qui l'en blâmerait?) cet abus des concours, des médailles, des récompenses
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qui déforment le jugement, énervent la conscience des élèves et les orientent vers les
succès faciles et trompeurs. Il les en détournait volontiers et, comme juge, s'il ne faisait
rien pour favoriser son atelier, il ne prenait, non plus aucun souci d'aider telle réussite
qui lui paraissait peu méritée, encore qu'elle fût souhaitée par ses collègues.
Il aimait l'exactitude et prêchait d'exemple. Il avait imaginé d'arriver à l'école
un peu avant l'heure fixée et de guetter le gardien à qui incombait le soin d'ouvrir ponctuellement
l'atelier. Celui-ci, naturellement, arrivait en retard. Merson ne manquait pas de le lui
faire observer et sans détours inutiles. Quand, piano, piano, arrivait le modèle, une demi-heure,
ou plus, après l'heure prescrite, le susdit modèle a son tour, était aubadé, c'est le cas de le
dire, et de belle façon. Mais le bouquet, c'était quand, un à un, lentement, sans entrain,
arrivaient les élèves (mettons, si on veut, certains élèves). La scène devenait épique, les noms
d'oiseaux pleuvaient sur eux, et avec quelle véhémence et quelle ironie! Le plus souvent,
Merson exaspéré prenait
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son chapeau et claquait la porte, laissant modèles et élèves se congratuler.
Non, vraiment, il n'avait pas le sens de la popularité!
Même en accordant que la forme était un peu rude, peut-on dire qu'il avait tout à fait
tort? Cette intransigeance farouche, en toute occasion où était en jeu ce qu'il considérait comme
le devoir et la vérité, portée au soin du conseil des professeurs, ne tarda pas à provoquer
des confits : « Ah! voilà Merson qui se fâche », disaient-ils. C'est qu'en vérité il se
fâchait souvent. Las de lutter, il offrit sa démission qui fut finalement acceptée.
Au fond c'était un solitaire.
* * *
Derrière l'oeuvre immense accomplie par L.-O. Merson, oeuvre que tout le monde peut connaître
et juger, il y avait l'homme. L'homme honnête et modeste, trop modeste, l'homme simple qui ne se
montrait guère, qui se livrait peu et qui, par une sorte de pudeur instinctive,
cachait sous des dehors gouailleurs ou ironiques, la plus vive sensibilité.
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On le connaissait mal, et pour parler plus justement, il se laissait mal connaître.
Sa franchise prenait aisément une forme brusque et agressive. Les concessions n'étaient pas
son fait et, certain d'avoir mis sa vie d'accord avec son très haut idéal, il admettait peu la
faiblesse chez les autres.
Mais quel admirable exemple il a donné à tous les artistes qui souhaitent, d'abord,
de vivre dignement !
Dans cette longue existence de travail on ne découvre pas une heure de lâcheté.
Ni la recherche des honneurs les plus légitimes, ni l'appât du gain, ni le goût de la popularité
n'ont eu de prise sur cette rare et forte conscience.
Il ignorait, littéralement, l'ambition des choses de ce monde.
Les injustices, les dédains, les dures conséquences de l'isolement, il les acceptait...
Que dis-je! il semblait les rechercher, âprement, comme la juste rançon de son indépendance et
dans une joie secrète de n'avoir point abandonné une parcelle de l'idéal qu'il avait librement
choisi.
Il avait l'horreur de la bassesse, de cette bassesse
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si fréquente hélas! devant l'espoir de succès immédiats.
Cette horreur, il la manifestait, non pas seulement par des paroles, que sa modestie
même lui faisait éviter, mais bien par des actes et des sacrifices. Et c'est par là que son
exemple était et est encore précieux et fructueux.
Et, lorsque après avoir affronté sa forme un peu rude ou ironique on arrivait jusqu'à
son coeur, quels trésors de beauté, de droiture, de dévouement et de fidélité n'y trouvait-on pas?
et quelle gaieté, quelle fantaisie dans l'esprit, averti de tout, de cet incomparable ami!
* * *
La carrière de Luc-Olivier Merson s'est déroulée dans le seul amour de sa profession,
dans une marche calme et continue.
En 1892, il entrait à l'institut en remplacement de Signol.
En 1920, il consentit à exposer un ensemble d'études, de dessins, de compositions
qu'il jugeait être d'un exemple utile à la jeunesse. Le succès
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en fut très grand et fut confirmé par la Médaille d'honneur.
Tardif hommage.
La perte d'êtres chers survenue en un court espace de temps, lui avait porté un coup
terrible dont jamais il ne se remit.
La vie lui devint un fardeau au-dessus de ses forces. L'enthousiasme avait disparu.
L'effort ne l'intéressait plus. Refusant toute distraction salutaire, il se réfugiait dans un
travail obstiné et presque machinal d'où toute joie semblait absente.
Les oeuvres ébauchées et inachevées devenaient plus nombreuses.
Puis survint la terrible Guerre! Les émotions qu'il ressentit pour son fils mobilisé
et les difficultés de l'existence augmentaient encore cette tristesse maladive qui ne le quitta plus.
Il mourut, à Paris, le 13 Novembre 1920. C'est sur son cercueil que fut déposée la
croix de commandeur de la Légion d'Honneur.
La disparition d'un tel artiste montre quelle place il tenait dans l'affection
de ses amis et de ses élèves, dans l'estime de tous ses confrères,
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de tous ceux qui l'avaient connu ou seulement approché.
Sur la généreuse initiative du maître Bonnat dont le grand coeur a trouvé en cette
circonstance l'occasion de s'affirmer de nouveau, les amis et élèves de Merson organisèrent à
l'École des Beaux-Arts, en 1921, une
exposition qui glorifiait dignement l'oeuvre du grand artiste, dans cette École même, où, près de
cinquante ans avant, il obtenait ses premiers succès.
Aucun hommage n'eût été accepté par lui avec plus de fierté et d'émotion.
L'abondance, la variété, la beauté, les rares qualités d'art et de conscience des
oeuvres offertes à l'admiration du publie, décidèrent du succès de cette exposition qui
classa à jamais Merson parmi les artistes qui honorent le plus leur profession et leur pays.
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