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Le phare des Sanguinaires (Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin)
Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix
m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la
bise comme les agrès d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa toiture
en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans
l'ombre. On se serait cru en pleine mer...
Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans, quand j'habitais
le phare des Sanguinaires, là bas, sur la côte corse, à l'entrée du golfe d'Ajaccio.
Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et pour être seul.
Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche ; le phare à une pointe, à l'autre une vieille
tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine,
envahi de partout par les herbes ; puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres
sauvages, de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut,
dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche,
où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte,
et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant
le jour... Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit, en entendant ronfler mes
pins. C'était dans cette île enchantée qu'avant d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois,
lorsque j'avais besoin de grand air et de solitude.
Ce que je faisais ?
Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort,
je venais me mettre entre deux roches au ras de l'eau, au milieu des goélands, des merles, des
hirondelles, et j'y restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d'accablement
délicieux que donne la contemplation de la mer. Vous connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie
de l'âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s'envole,
s'éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d'écume qui flotte au soleil entre deux
vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s'éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle
d'eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même... Oh ! que j'en ai passé dans mon île de ces
belles heures de demi-sommeil et d'éparpillement !...
Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'étant pas tenable, je m'enfermais dans la cour du
lazaret, une petite cour mélancolique, tout embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti
contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d'abandon et de
tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme
d'anciennes tombes. De temps en temps un battement de porte, un bond léger dans l'herbe... C'était
une chèvre qui venait brouter à l'abri du vent. En me voyant, elle s'arrêtait interdite, et restait
plantée devant moi, l'air vif, la corne haute, me regardant d'un oeil enfantin...
Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour dîner. Je prenais alors un petit
sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare,
me retournant à chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumière qui semblait s'élargir à
mesure que je montais.
Là-haut, c'était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de
chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout
le couchant qui entrait... Les gardiens étaient là, m'attendant pour se mettre à table. Il y en avait
trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits, barbus, le même visage tanné, crevassé,
le même pelone (caban) en poil de chèvre, mais d'allure et d'humeur entièrement opposées.
À la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence entre deux races.
Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affairé, toujours en mouvement, courait l'île du matin
au soir, jardinant, pêchant, ramassant des oeufs de gouailles, s'embusquant dans le maquis pour
traire une chèvre au passage ; et toujours quelque aïoli ou quelque bouillabaisse en train.
Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument de rien ; ils se considéraient
comme des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d'interminables
parties de scopa, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave et hacher avec
des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert...
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Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naïfs, et pleins de prévenances
pour leur hôte, quoique au fond il dût leur paraître un monsieur bien extraordinaire...
Pensez donc ! venir s'enfermer au phare pour son plaisir !... Eux qui trouvent les journées si
longues, et qui sont si heureux quand c'est leur tour d'aller à terre... Dans la belle saison, ce
grand bonheur leur arrive tous les six mois.
Dix jours de terre pour trente jours de phare, voilà le règlement ; mais avec l'hiver et les gros
temps, il n'y a plus de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont
blanches d'écume, et les gardiens de service restent bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois
même dans de terribles situations.
- Voici ce qui m'est arrivé, à moi, monsieur - me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous
dînions, - voici ce qui m'est arrivé il y a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir
d'hiver, comme maintenant. Ce soir là, nous n'étions que deux dans le phare, moi et un camarade
qu'on appelait Tchéco... Les autres étaient à terre, malades, en congé, je ne sais plus...
Nous finissions de dîner, bien tranquilles... Tout à coup, voilà mon camarade qui s'arrête de
manger, me regarde un moment avec de drôles d'yeux, et pouf! tombe sur la table, les bras en avant.
Je vais à lui, je le secoue, je l'appelle :
« - Oh ! Tché !... Oh ! Tché !...
« Rien, il était mort... Vous jugez quelle émotion. Je restai plus d'une heure stupide et
tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette idée me vient: « Et le phare ! »
Je n'eus que le temps de monter dans la lanterne et d'allumer. La nuit était déjà là... Quelle nuit,
monsieur !
La mer, le vent, n'avaient plus leurs voix naturelles. À tout moment il me semblait que quelqu'un
m'appelait dans l'escalier... Avec cela une fièvre, une soif! Mais vous ne m'auriez pas fait
descendre... j'avais trop peur du mort.
Pourtant, au petit jour le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit ; un drap
dessus, un bout de prière, et puis vite aux signaux d'alarme.
« Malheureusement, la mer était trop grosse ; j'eus beau appeler, appeler personne ne vint...
Me voilà seul dans le phare avec mon pauvre Tchéco, et Dieu sait pour combien de temps... J'espérais
pouvoir le garder près de moi jusqu'à l'arrivée du bateau ! Mais au bout de trois jours ce n'était
plus possible... Comment faire ? Le porter dehors ? L'enterrer ? La roche était trop dure, et il y
a tant de corbeaux dans l'île. C'était pitié de leur abandonner ce chrétien.
Alors je songeai à le descendre dans une des logettes du lazaret... Ça me prit tout un après-midi,
cette triste corvée là, et je vous réponds qu'il m'en fallut, du courage... Tenez ! Monsieur, encore
aujourd'hui, quand je descends ce côté de l'île par un après-midi de grand vent, il me semble que
j'ai toujours le mort sur les épaules... « Pauvre vieux Bartoli ! la sueur lui en coulait sur
le front, rien que d'y penser.
Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages,
des histoires de bandits corses... Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait
sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque
des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. Au bout d'un moment, c'était dans tout le phare
un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids d'horloges qu'on remontait.
Moi, pendant ce temps, j'allais m'asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas,
descendait vers l'eau de plus en plus vite, entraînant tout l'horizon après lui. Le vent
fraîchissait, l'île devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement :
c'était l'aigle de la tour génoise qui rentrait... Peu à peu la brume de mer montait. Bientôt on
ne voyait plus que l'ourlet blanc de l'écume autour de l'île... Tout à coup, au-dessus de ma tête,
jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. Laissant toute l'île dans
l'ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j'étais là perdu dans la nuit, sous
ces grandes ondes lumineuses qui m'éclaboussaient à peine en passant... Mais le vent fraîchissait
encore.
Il fallait rentrer. À tâtons, je fermais la grosse porte, j'assurais les barres de fer ; puis,
toujours tâtonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas,
et j'arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait de la lumière.
Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement
les parois de la lanterne, les unes remplies par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes
sur un grand vitrage immobile qui met la flamme à l'abri du vent... En entrant j'étais ébloui.
Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient
avec de grands cercles bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières me donnait un
moment de vertige.
Peu à peu, cependant, mes yeux s'y faisaient, et je venais m'asseoir au pied même de la lampe,
à côté du gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s'endormir...
Au-dehors, le noir; l'abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme
un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. À la pointe de l'île, sur les brisants, les
lames font comme des coups de canon... Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque
oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal... Dans la
lanterne étincelante et chaude, rien que le crépitement de la flamme, le bruit de l'huile qui
s'égoutte, de la chaîne qui se dévide et une voix monotone psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère...
À minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d'oeil à ses mèches, et nous descendions.
Dans l'escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ;
on lui passait la gourde, le Plutarque...
Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond,
tout encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d'étain, de cordages, et là, à la lueur
de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert :
Minuit. Grosse mer Tempête. Navire au large.
Alphonse Daudet
(Lettres de mon moulin)
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