Vendre, Acheter, Echanger
|
|
|
|
|
Luc Olivier Merson, Une noble vie d'artiste par Adolphe Giraldon
par ADOLPHE GIRALDON, Imprimeurs Frazier-Soye, A. Porcabeuf, PARIS 1929
Pages précédentes
on le retrouve jusque dans ses moindres esquisses.
Par là, par cette simplicité des attitudes, par cette recherche constante d'humanité
qui anime les sujets les plus graves, les plus pompeux ou les plus familiers, il se rattache à
l'immortel Giotto, encore que sa technique et une trace de maniérisme le rapprochent plutôt de
l'âge d'or de la Renaissance italienne.
Avec le temps, la touche deviendra plus large, le dessin moins sec, la couleur plus
blonde, les valeurs plus délicates, la forme plus souple, plus pleine et plus voisine encore de la
nature, dont l'étude fut sa grande passion. Mais, dans ce tableau d'un bon élève, il est aisé de
discerner les éminentes qualités qui assureront la durée a son oeuvre.
* * *
Rome fit sur son coeur et son esprit une impression profonde que toute sa vie
il garda et entretint précieusement. Il n'y revint qu'une fois, peu de temps après avoir achevé
son séjour à la Villa; et depuis, il refusa obstinément d'y retourner dans la crainte de n'y plus
retrouver
10
|
l'impression que lui avait laissée le temps de ses jeunes années.
Tout, dans Rome, l'attirait et l'enchantait. L'Antiquité et la Renaissance,
et ce Quatrocento délicieux qui, au siècle dernier, inspira, en Angleterre et en France, tant
d'artistes et de poètes.
Il voulut aussitôt apprendre la « dolce lingua del si ». Il la parlait et la
lisait couramment. Vite et volontiers il s'assimila moeurs et coutumes locales.
A cette époque (1869) ces coutumes subsistaient encore, et les femmes du Transtevere
n'avaient point adopté les modes parisiennes. Le voyage même gardait un peu du pittoresque
d'autrefois. Tout était surprise et attrait pour un artiste soudainement transporté de la rue
Bonaparte au Pincio!
Mais, ces découvertes, ces excursions dans « l'agro romano », les études de
moeurs, les joyeuses expéditions ne prenaient que le superflu de son temps. Le travail l'attirait
beaucoup plus et ce serait un grand sujet d'édification que de lire, à ce propos,
la correspondance qu'il échangeait avec son père.
11
|
Le directeur de l'Académie, le grand peintre Hébert, savait retenir, autour de lui,
cette jeunesse pleine d'ardeur. Sa bonne grâce, sa culture, ses goûts de musicien
(lui-même tenait fort bien sa partie de violon dans un quatuor), tout contribuait à rendre
plaisant le séjour des pensionnaires à la Villa et Merson subit l'influence de ce délicat
charmeur.
Son envoi de dernière année fut cette « Bella matribus detestata », vaste
composition inspirée par le désastre de 1870 et fort
remarquée au Salon de 1875, d'un style
très noble, par endroits un peu ampoulé, avec un goût marqué, qu'il conservera toute sa vie,
pour ces belles draperies mouvementées que les Italiens ont tant aimées.
Cette oeuvre offre des parties de premier ordre.
L'émotion contenue dans la figure éplorée de la mère, la clarté et la grâce des
figures allégoriques, le choix raffiné de leurs attributs, le balancement heureux des masses,
contribuent à donner à cette page une tenue digne du sujet qui l'inspire. Tout y concourt,
jusqu'à ce laurier déraciné et toujours vivant, symbole expressif
12
|
d'une espérance que la défaite n'a pas abattue.
Cette aisance à trouver le symbole à la fois clair et profond est une des
caractéristiques de son Art ; non pas le symbole d'essence littéraire et qui nécessite une glose
pour être compris, mais bien celui qui, revêtant une forme picturale, ajoute à la beauté de
l'oeuvre en même temps qu'à sa clarté.
Ce don particulier lui permettait aussi de donner aux idées les plus simples ce tour
imprévu qui rendait sa conversation si séduisante.
Par quels détours ce tableau arriva-t-il en Ecosse ? Je n'ai pu au juste le savoir.
Toujours est-il que, lors d'une visite que je fis à Edimbourg, je découvris, dans le salon
d'un hôtel, une toile qui me rappela cette composition que je connaissais fort bien; mais les
dimensions étaient autres : d'oblong en largeur il était devenu oblong en hauteur. Il y manquait
des figures.
Il ne s'agissait pas là d'une réplique; encore moins d'une copie : la main de Merson
se reconnaissait tout de suite.
Renonçant à comprendre, j'allais quitter la
13
|
place lorsque me retournant par hasard, j'aperçus, placé symétriquement en face,
un autre panneau de même dimension que je reconnus vite pour le complément du premier.
Le brave hôtelier écossais ayant hérité, je ne sais comment, de ce tableau ou l'ayant
acquis, résolut d'on orner un salon de son établissement. Mais, ne disposant pas de l'emplacement
nécessaire et ayant deux parois à décorer, il avait, sans malice, froidement tranché le tableau
par le milieu.
Comme le général d'opérette qui se consolait de voir son armée coupée en se disant
que cet accident lui procurait deux armées au lieu d'une, notre homme se félicitait, sans doute,
d'avoir trouvé le moyen de décorer, à peu de frais, les deux parois de sa salle.
Les figures debout restaient à peu près intactes, mais le corps du jeune combattant,
étendu sur le tombeau, était séparé, par le milieu, en deux parties. Personne, du reste, ne semblait
prendre garde à cette mutilation.
Merson lui-même, à qui je contais l'histoire se contenta de maudire l'hôtelier en termes
14
|
congrus, pour la forme, et, souriant avec sa bonne humeur coutumière, il parla d'autre chose...
Ce qui, de son travail, appartenait au passé ne l'intéressait plus.
* * *
C'est en cette année 1875 que Merson se maria.
Il épousait Elisabeth Contour, originaire de Metz, d'où le désastre de 1870
avait chassé, avec sa famille et avec tant d'autres, leurs amis Pierné et leur tout jeune fils
Gabriel, que ses parents, eux-mêmes musiciens, destinaient à la carrière musicale, avec assez de
sagesse, il faut le reconnaître. C'est à cette époque que remonte cette amitié qui ne devait que
s'accroître entre le peintre et le musicien, tous deux destinés à devenir illustres. Des
circonstances tragiques précédèrent le mariage des deux fiancés. Elles ne rendirent que plus
profonde et plus douce l'union de ces deux nobles coeurs.
Merson installait aussitôt son ménage au 115 du boulevard Saint-Michel.
C'est là, dans ce vaste et clair atelier, que se scella notre amitié.
15
|
Pages suivantes
 |
|
|