LES BALLONS DU SIEGE DE PARIS. Page 624
(...)
La première devait laisser un grand souvenir dans l'histoire de la guerre franco-allemande. C'est en effet, le 7
octobre 1870, que Gambetta, ministre de l'intérieur, quitte à Paris en ballon, pour aller organiser en province
la défense nationale.
Dès le matin, de nombreuses estafettes étaient échangées entre le ministère et la place Saint-Pierre à Montmartre,
où devait s'effectuer le départ du ballon, l'Armand-Barbès, emportant Gambetta et sa fortune. À deux heures,
Gambetta, accompagné de Monsieur Spuller, son alter ego, s'élevait vers le ciel.
L'Armand-Barbès avait, d'ailleurs, à un compagnon de route : c'était le Georges-Sand, monté
par deux citoyens américains, qui avait voulu voyager de conserve avec lui. Nos deux Yankees auraient pu quitter Paris
sans un tel appareil, en se bornant à demander sauf-conduit à leur ambassadeur ; mais ils avaient préféré partager les
péripéties qui pouvaient signer le voyage du futur dictateur.
Ces péripéties il, culte d'ailleurs, ne manquèrent pas.
Le Georges-Sand toucha terre sans avaries notables ; mais il en fut autrement de l'Armand-Barbès.
Conduit par un aéronaute de profession, le ballon qui enlevait Gambetta et M. Spuller s'abattit dans un champ que des
soldats prussiens venaient de quitter peu d'instants auparavant. S'il fut parti de Paris et un quart d'heure plus tôt,
le jeune tribun aurait été pris par les soldats de Guillaume, et fusillés. Du reste, le ballon s'était un moment
tellement rapproché du sol que des balles allemandes avaient sifflé autour de la nacelle.
On s'empressa de jeter du lest, pour quitter ce dangereux point d'atterrissage ; mais le ballon ne put monter, et
partit horizontalement, à travers les arbres d'une forêt, dont les branches déchiraient son tissu fragile, et
meurtrissaient cruellement les trois voyageurs.
Heureusement, ils finirent par s'accrocher à un arbre, et le ballon s'arrêta, jetant pêle-mêle sur le sol,
les voyageurs tout meurtris. La forêt n'était pas occupée par les allemands. Gambetta et M. Spuller purent donc gagner,
sans autre accident, la ville de Tours, but de leur voyage.
Quelques instants après, un pigeon lancé par les aéronautes, qui venaient de prendre terre, rentra à Paris et apprit
au gouvernement l'arrivée de Gambetta dans la ville de Tours.
Fig. 499 - Un aérostat du Siège de Paris, passant au-dessus d'un camp prussien.
Après les six premiers ballons sortis de la capitale, onze autres franchirent, sans obstacles, les lignes ennemies,
du 12 au 27 octobre.
Le 12 octobre, le Washington, partait, enlevant MM. Van Roosebeke, propriétaire de pigeons, et Lefebvre,
consul de Vienne.
Le Louis-Blanc, conduit par M. Farcot, accompagné de M. Tracelet¹,
propriétaire de pigeons, quittait Paris le même jour. Le premier de ces aérostats descendit près de Cambrai ;
le second toucha terre dans le Hainaut en Belgique.
Le 14 octobre eut lieu le départ de deux aérostats. Le premier, le Cavaignac, conduit par Godard père,
emportait M. de Kératry et deux voyageurs ; le second, le Jean-Bart, monté par M. Albert Tissandier,
avait pour passagers MM. Ranc et Ferrand.
Le 16 octobre, le Jules-Favre s'élevait, à 7 heures 20 minutes du matin, de la gare d'Orléans, suivi,
à 9 heures 50 minutes, du Lafayette¹.
Le 18 octobre, le Victor-Hugo partait du jardin des Tuileries, à 11 heures 45 minutes.
Le 19 octobre, avait lieu le départ de la République-Universelle, le 22 octobre, l'Ascension du
Garibaldi ; le 25 octobre, le départ du Montgolfier ; enfin, le 27 octobre, celui du
Vauban.
Jusqu'au 27 octobre, la poste aérienne fonctionna très régulièrement. On avait adopté un modèle uniforme de ballons
qui était économique et d'un aspect assez élégant. Leur volume était d'un peu plus de 2.000 mètres cubes. On en fabriqua
durant toute la durée du siège, 54, qui coûtèrent 4.000 francs chacun. Le siège de cette fabrication était la gare du chemin
de fer du Nord. Des marins et des femmes étaient les ouvriers de cet atelier improvisé (figure. 501).
Trois millions de lettres, du poids de 4 grammes, représentant une recette de neuf cent mille francs furent transportés par
les ballons-poste.
Revenons aux départs effectués après le 27 octobre.
Cette dernière date est funeste dans l'histoire des ballons-poste ; car elle marque la première de nos catastrophes aériennes,
c'est-à-dire la première capture d'un ballon par l'ennemi.
Le 27 octobre 1870, le jour même où Metz était forcée de capituler, le ballon la
Bretagne¹ s'élevait à midi de l'usine à gaz de la Villette, emportant MM. Voerth, Hudin et Manceau,
sous la conduite d'un aéronaute, M. Cuzon.
Depuis deux heures il planait dans l'air quand l'aéronaute tira la corde de la soupape, pour atterrir.
Par une fatale erreur, ayant mal reconnu le pays, il tombait en plein champ prussien ! Une vive fusillade l'accueille,
et l'un des passagers, M. Voerth, confiant dans sa nationalité d'Anglais, saut à terre, et parlemente avec les soldats allemands.
Mais le ballon ainsi subitement allégé, à l'improviste, s'élance dans l'air, avec une rapidité vertigineuse.
Les aéronautes demeurés dans la nacelle lâchent du gaz, redescendent, et la Bretagne touche encore la terre.
MM. Hudin et Cuzon sautent ensemble sur le sol, et M. Manceau, demeuré seul, est aussitôt emporté à d'incommensurables hauteurs.
Le froid le saisit, le sang lui sort des oreilles. Il parvient, néanmoins, à tirer la corde de la soupape : l'aérostat descend
aux environs de Metz. M. Manceau s'élance de la nacelle ; mais il a mal calculé sa hauteur, il tombe de quelques mètres, et
se casse la jambe.
Le lendemain, des soldats du 4e Uhlans s'emparent du voyageur. Malgré sa fracture, on le fait marcher à coups de crosse ;
on le conduit à Mayence, on le jette dans un cachot. Et le malheureux fut sur le point d'être fusillé.
Le 29 octobre et le 2 novembre, les ballons le Colonel-Charras et le Fulton faisaientun heureux voyage,
de Paris en province ; mais le 4 novembre, le Galilée, monté par MM. Husson et Antonin, atterrissait près de
Chartres, entre les mains des ennemis.
Le 12 du même mois, le Daguerre, avec MM. Pierson et Nobcourt¹, descendait
à Ferrières, au milieu d'un bataillon prussien, qui s'empara de l'aérostat. Au même moment, le Niepce, monté
par MM. Pagomes, Dagron, Fernique et Poisot, échappait miraculeusement à la capture.
Plus tard, dans le courant du mois de décembre, la Ville-de-Paris, montée par MM. Delamarne, Morel et Billebault,
et le Général-Chanzy, conduit par M. Venecke, tombaient en Allemagne. Le premier fut fait prisonnier
Wertzburg en Prusse ; le second à Bottemberg, en Bavière. Les voyageurs eurent à subir des mauvais traitements et une pénible
captivité ; mais, contrairement à ce qui a été écrit, ils ne furent pas fusillés.
La prise du Galilée et la catastrophe du Daguerre avaient répandu l'alarme dans Paris.
L'administration des postes crut avoir trouvé le moyen d'éviter de semblables désastres, en faisant partir les ballons de nuit.
Triste expédient, hâtons-nous de le dire , car se confiner dans les ténèbres, pour faire partir un ballon, c'est exposer
les aéronautes à toutes sortes de dangers.
Pour se rendre compte de sa position au milieu des ténèbres, il fallait emporter un fanal assez puissant. Celui dont se servait
quelques aéronautes, et, comme le représente la figure 502,
Fig. 502 - Une ascension nocture pendant le siège de Paris
une lampe à pétrole, muni d'un réflecteur : la lampe et le réflecteur étaient renfermés dans une boîte,
et le faisceau lumineux s'élançait par une ouverture pratiquée à la paroi de la boîte.
Un moyen dont se servaient également les aéronautes du siège, pendant les ascensions nocturnes, pour reconnaître
la direction qu'ils suivaient, c'était de confier à l'air de petits morceaux de papier blanc, qui s'envolaient selon le vent.
Une flèche en papier suspendue au bras horizontal d'une tige de bois verticale leur servait également à se renseigner
sur la direction du vent.
Mais tous ses moyens étaient bien précaires et un départ effectué la nuit exposait, nous le répétons, à de grands dangers.
La suite de le démontra que trop ; et nous allons avoir à raconter une triste série de naufrages aériens.
Le 18 novembre, le ballon le Général-Uhrich, monté par MM. Lemoine et Thomas, partait, à 11 heures 15 minutes
du soir, de la gare du Nord. La nuit, noireet sombre, donnait un aspect fantastique au globe aérien, qui bondit dans l'espace,
au milieu de l'émotion générale des assistants. L'aérostat flotta toute la nuit dans l'obscurité, et chose singulière,
après ce long voyage, il descendit dans le département de Seine-et-Oise, à Luzarches. Il est probable que, ballottés par des
contre-courants, il suivit, à différentes altitudes, des directions opposées, qui ne lui permirent pas de s'éloigner davantage
de Paris.
Six jours après, MeM. Rolier et Bézier s'élevaient, à minuit, de la gare du Nord. Ils allaient entreprendre, à leur insu,
la plus étonnante ascension que les annales aérostatiques aient jamais comptée ; car leur traversée alla du nord de la France
à la Belgique, à la Hollande et à la mer du Nord, pour aboutir en Norvège.
C'était le 23 novembre 1870 ; Paris assiégé depuis 67 jours, comptait sur la grande sortie de Ducrot,
qui devait le dégager, avec le concours de l'armée de province. Tout semblait préparé à cet effet.
Le général Ducrot voulait expédier au général d'Aurelle de Paladines, commandant en chef de l'armée d'Orléans,
forte de 200.000 hommes, l'annonce cette sortie, fixée au 30 novembre, et lui demander de faire avancer ses troupes
vers Paris pour concerter les deux attaques.
Il donna l'ordre, à 6 heures du soir, de tenir un ballon prêt à partir, pendant la nuit, avec dépêches du gouvernement
et celle des particuliers. D'après la direction du vent et la rapidité de la marche des nuages, on pensait que le ballon, ne
devant parcourir que trois ou quatre lieues à l'heure, descendrait, le lendemain, aux environs de Dunkerque, ou d'Hazebrouck.
Son voyage, on va le voir, devait avoir une toute autre durée.
Le ballon la Ville-de-Florence¹, montée par un ingénieur civil, M. Rolier, et
un franc-tireur, M Léon Bézier, partit, à minuit, emportant sx pigeons messagers, cinq sacs, qui pesaient 300 kilogrammes et
contenaient environ 100.000 lettres, un paquet de dépêches du gouvernement, pour la commission de la défense nationale à
Tours et pour le général d'Aurelle de Paladines à Orléans, et une dépêche privée, adressée à Gambetta.
La Ville-de-Florence s'éleva rapidement jusqu'à 800 mètres, hauteur à laquelle elle se maintint longtemps.
On jeta du lest, pour monter plus haut, et le sable lancé de la nacelle tomba sans doute dans un camp prussien, car plusieurs
détonations de mousqueterie se firent entendre aussitôt.
On atteignit ainsi la hauteur de 2.700 mètres.
Vers 3 heures et demie du matin, les voyageurs aériens commenceèrent à entendre un bruit sourd, uniforme et prolongé, qu'ils
attribuèrent au passage d'un train de chemin de fer.
Rolier résolut de faire descendre l'aérostat, pour s'assurer de la cause de ce bruit, dont la persistance et la monotonie
commençait à l'inquiéter ; car il n'entendait jamais le sifflet qui accompagne d'ordinaire, le passage d'un train sur une
voie ferrée.
Quand le ballon se fût abaissé, un brouillard intense vint l'envelopper. au lever du jour, ce brouillard se dissipa, et laissa
apparaître au-dessous de la nacelle un fond noir, assez mal défini, que l'on considéra comme une forêt.
Mais cette explication fut vite démentie, car, à mesure que le jour augmentait, on distinguait dans le fond ténébreux
de petites taches blanches.
Rolier attribua ces taches à de la neige, qui devait couvrir certaines parties du sol.
Seulement, le même bruit de bourdonnement sourd et monotone, qui continuait de se faire entendre, rendait douteuse l'explication
des taches blanches par l'existence de la neige sur le sol.
Les voyageurs n'étaient donc rien moins que rassurés.
En fixant attentivement une de ces taches, ont reconnut qu'elle se déplaçait. Toutes les autres se déplaçaient également et le
bruit augmentait d'une lugubre façon.
Une sueur froide couvrit le corps de Rolier : il venait de reconnaître avec épouvante, que le gouffre obscur au-dessus duquel
il planait depuis 3 heures n'était ni une voie ferrée, ni une forêt, ni la terre couverte de neige, mais la mer !
C'était, en effet, sur la mer du nord plan et les malheureux héros d'août. Les tâches mobiles étaient le résultat du mouvement des vagues.
Il était alors six heures du matin.
Quelle triste situation que celle de ces deux hommes, que la destinée avait d'abord livrés aux caprices de l'air, pour les
précipiter ensuite dans les flots, sans espoir de salut.
Au lever du soleil le brouillard s'était dissipé ; ce qu'il leur permettait de mieux embrasser l'étendue immense de l'Océan, et
la grandeur du péril.
Les rayons du soleil qui venaient frapper le ballon dilataient fortement le gaz, et le faisait sortir en partie par l'orifice
inférieur de l'appendice, lequel, devenu flasque et plissé, flottait au gré du vent ; ce qui accélérait encore la perte du gaz.
Poussée par un vent assez fort, la Ville de Florence rasait la surface des flots.
Elle était ainsi entraînée depuis une heure au-dessus des vagues, quand un navire se montra à l'horizon, paraissant s'avancer
dans sa direction. Mais il y avait encore entre le navire et les malheureux naufragés une distance 500 mètres.
Une violente secousse vint les arracher à leur préoccupation. La nacelle où étaient plus qu'à 4 ou 5 mètres des vagues : ils
allaient être engloutis (figure 503) !
Rolier s'empresse de jeter deux sacs de lest ; mais le ballon reste immobile, le vent le tourmente furieusement, et incline
la nacelle vers les flots : ils vont périr !
S'élançant alors vers les sacs de dépêches suspendus au bord extérieur de la nacelle, Rolier coupe la corde qui retenait
un des plus gros ; et déchargée subitement d'un poids de 125 kilogrammes, la Ville de Florence part avec une telle
vitesse que dix minutes après, elle flottait à 4500 ou 5000 mètres de hauteur.
Disons, en passant, ce sac de dépêches fut aperçu par l'équipage du navire que les naufragés avaient reconnu, au loin. Ils furent
repêchés et envoyés en France par le capitaine.
Cependant l'excessive expansion du gaz dans ces hautes régions menaçaient de faire éclater l'enveloppe de soie due ballon.
Rolier ouvrit largement l'orifice de l'appendice, pour laisser au gaz un écoulement plus facile.
L'aérostat cessa alors de monter. Le vent le poussait horizontalement, dans la direction de l'est, et l'on parcourait une zone
de brouillards, ou plutôt de nuages, tellement épaisse qu'on ne voyait absolument rien autour de soi.
Le ballon continuant à perdre du gaz, Rolier sort de la nacelle, et se tenant aux cordages du filet, il saisit à deux mains
l'appendice, et le tord de façon à empêcher la fuite du gaz. Selon la tension ou l'aplatissement de l'enveloppe, il serrait ou
relâchait l'orifice, de manière à se maintenir à la même hauteur ; et il conserva pendant une heure cette pénible position.
Harassé de fatigue et le corps meurtri par les cordages du filet, il redescend dans la nacelle.
Le froid est si vif que les vêtements des deux voyageurs sont raidis par la glace, et qu'ils s'enlèvent le givre du visage,
comme il pourraient le faire sur un carreau de vitres après une nuit d'hiver. Leurs cheveux et leur barbe sont blancs et hérissés
de petits glaçons.
L'aérostat descendait au milieu du brouillard, qui ne les avait pas quittés et, l'on entendait au-dessous un mugissement sinistre.
Mais bientôt ce bruit cessa, et une odeur de soufre brûlé prit les aéronautes à la gorge, au point qu'ils se sentirent à
demi asphyxiés. C'était sans doute l'effet de quelque phénomène de l'air, s'accomplissant au milieu des nuages.
Le poids de l'enveloppe de glace qui couvrait le sommet de l'aérostat accélérait sa descente, et faisait craquer l'étoffe,
menaçant de l'effondrer. La soie était tendue par le gaz, au point d'éclater. Il fallut encore que Rolier remontât vers
l'appendice, pour maintenir ouvert son orifice, et laisser perdre le gaz, afin d'éviter la rupture de l'enveloppe, qui
paraissait imminente.
Cependant, le compagnon du courageux Rolier lui signale une tache noire au-dessous de la nacelle. Était-ce encore la mer
qui allait les engloutir ? Était-ce la mort qui les attendait ?
Non, c'était la vie !
En effet, la tâche s'éclaircissait, et de noir elle devenait verte. C'était une forêt qu'ils avaient sous les pieds :
les taches noires qui avait frappé leurs yeux étaient les pointes des plus hautes branches des sapins.
Ce qui se passa en ce moment dans l'âme des deux voyageurs, flottant depuis deux jours entre le ciel et l'eau, entre la clarté et
les ténèbres, au milieu des brouillards et des glaçons, avec une fin terrible en perspective, est plus facile à comprendre
qu'à exprimer. Depuis trois heures ils attendaient la mort, et la providence les sauvait !
« Détachez l'ancre, et lancez-la par-dessous, » crie Rolier à son compagnon. Mais, Bezier, blessé à la main, ne peut
exécuter l'ordre, et le ballon frappe rudement le sol, puis s'enfonce dans la neige.
Rolier saute hors de la nacelle, mais Bézier ne peut le suivre, et il est traîné sur le sol, tout embarrassé dans les cordages.
Il peut enfin se laisser tomber à terre, et le danger du choc est amorti par la neige. Il se relève à moitié étourdi ;
et rassemblant ses forces, il essaye, avec Rolier, de retenir le ballon, que le vent entraîne, et qui tend à remonter, allégé
du poids du dernier passager.
Mais leurs efforts sont vains, la corde leur échappe, et c'est le coeur serré qu'ils voient le ballon s'envoler, emportant toutes
les ressources sur lesquelles ils pouvaient compter.
C'était le vendredi 25 novembre, à 2 heures 20 minutes, et le pays au milieu duquel il venait de faire cette dramatique descente,
c'était la Norvège ! Ils se trouvaient sur la pente du mont Lick (figure 504).
Ils marchèrent longtemps au milieu des champs de neige durcie, qui couvraient la pente de la montagne, et arrivèrent enfin à une
cabane à demi enfoncée dans la neige ; ils y pénétrèrent par le toit, grâce à une lucarne.
Dans l'intérieur de la chaumière, qui devait être la propriété de chasseurs de la montagne, ils trouvèrent un abri tranquille,
et purent passer la nuit, bien défendus du froid, après avoir pris quelque nourriture, grâce à des provisions qu'ils furent assez
heureux pour trouver dans cette habitation solitaire.
Le lendemain, au lever du jour, les propriétaires de cette maison rustique arrivèrent, pour s'y établir.
C'était une famille de paysans aisés, qui se préparait à aller chasser dans la montagne. Ils accueillirent avec la plus grande
cordialité les malheureux Français, et leurs prodiguèrent leurs soins avec le plus touchant empressement.
Quand ils furent remis de leur fatigue par un repos suffisant, leurs hôtes les conduisirent, à petites journées, jusqu'à la capitale
de la Norvège, Christiania, distante de cent lieues de la montagne du Lick où ils avaient atterri.
Sur leur passage, les habitants des villages qu'ils traversaient, connaissant leur nationalité et les causes de leur présence en
Norvège, leur faisaient le plus chaleureux accueil.
Dans une petite ville, on les fit passer sous un arc de triomphe de feuillage, et la foule les entourait, ne cessant de les féliciter
et de leur rendre hommage.
C'est que le nom de la France éveillait, dans ces régions septentrionales, la plus vive sympathie et les voeux les plus sincères pour
le succès de nos armes.
Le consul de France à Cristiania recueillit ses deux compatriotes et les rapatria.
Tel fut cet étonnant et dramatique voyage, le plus long et le plus accidenté de tous ceux qui se rattachent à l'histoire du siège
de Paris.
Mais en ce qui concerne le siège de la capitale et le sort de la France, la perte de la Ville de Florence eut des
conséquences funestes.
Le général Ducrot comptait sur l'armée d'Orléans pour appuyer sa sortie, et comme nous l'avons dit, il envoyait par le ballon de
Rolier, l'ordre au général d'Aurelle de Paladines de faire avancer ses troupes vers la capitale, au reçu de sa dépêche. Celle-ci
n'étant pas parvenue, le général d'Aurelle ne put donner l'ordre du départ, bien que tout fût prêt pour la campagne.
Dès lors, les événements prirent la tournure déplorable que chacun sait.
Dans les discours prononcés le 14 juillet 1888, à l'inauguration du monument de Gambetta, sur la place du carrousel à Paris,
Monsieur de Freycinet, ministre de la guerre, a rappelé le douloureux épisode du général commandant l'armée d'Orléans, attendant
inutilement, pendant toute une semaine avec ses troupes, l'arme au pied, l'ordre de marcher sur Paris, perdant ainsi un temps précieux
au grand détriment du reste de la campagne.
Selon M. W. de Fonvielle, qui, pendant le siège, prit une part active à l'expédition des ballons, la cause du désastreux résultat
du voyage de la Ville de Florence, fut le départ effectué la nuit. Une excursion préparée et commencée dans les
ténèbres empêche de prendre toutes les mesures nécessaires à la sécurité d'un voyage aérien. C'est ce que notre savant et
courageux confrère ne cessait de répéter aux membres du gouvernement qui avaient décidé de faire partir les ballons la nuit,
pour dérober leur départ à l'ennemi.
Le 23 novembre M. W. de Fonvielle devrait quitter Paris en ballon, et il fit demander, le matin aux membres du gouvernement,
des dépêches officielles à emporter ainsi que des sacs de dépêches privées. Mais le tout lui fut refusé, sous le prétexte que,
voulant partir de jour, il serait infailliblement pris par les Prussiens. Rolier partant la nuit suivant recevrait, fit-on
répondre à M. W. de Fonvielle, le dépôt officiel des messages du gouvernement.
Il arriva tout le contraire de cette prévision. La Ville de Florence alla tomber dans des régions hyperboréennes,
perdant toutes ses lettres et dépêches, tandis que le ballon de M. W. de Fonvielle descendait tranquillement,
le 24 au matin, hors des lignes prussiennes.
Quand il raconte ce triste et fatal épisode de l'histoire des ballons du siège de Paris, et ses conséquences désastreuses pour
la France, M. W. de Fonvielle blêmit encore, d'un désespoir patriotique.
Le mois de décembre fut fertile en naufrages aériens. Le 24 novembre, à une heure du matin, M. Buffet partit de la gare
d'Orléans, dans le ballon Archimède. Il suivit la même direction que Rolier, mais il aperçut la mer au nord
de la Hollande et fut assez heureux pour toucher terre sur le rivage près de la ville de Castebie.¹
Le 30 du même mois, un drame épouvantable attendait le Jacquard, qui quitta Paris à 11 heures du soir monté par
un matelot du nom de Prince, qui était seul dans la nacelle. Homme de résolution et d'énergie il s'était offert comme aéronaute,
malgré son inexpérience des voyages aériens.
Lorsqu'il partit, il s'écria avec enthousiasme : « je veux faire un voyages immense. On parlera de mon ascension. »
Il s'éleva lentement, par une nuit noire...
Un navire anglais aperçut un ballon, en vue de Plymouth, mais il le perdit de vue, et nul autre ne le signala depuis.
Quelles émotions terribles dut ressentir l'infortuné Prince, avant de trouver la plus horrible des morts ! Seul du haut des airs,
il contemple l'étendue de l'Océan, qui doit fatalement l'engloutir. Il compte les sacs de lest, et ne les sacrifie qu'avec une
parcimonie scrupuleuse. Chaque poignée de sable qu'il lance est un lambeau de sa vie qu'il jette à la mer. Arrive enfin le moment
suprême, où tout a passé par-dessus bord. Alors, le ballon descend, et se rapproche du gouffre de l'Océan. La nacelle heurte
la cime des vagues ; elle glisse à la surface de l'eau, entraînée par l'aérostat flottant, qui par l'action du vent, se creuse
comme une grande voile.
Combien de temps dura cette sinistre traînée ? Elle dut se prolonger jusqu'à ce que la mort eut saisi l'aéronaute, qui succomba
à la faim et au froid.
Quel navrant tableau que celui de ce malheureux ballotté sur l'immensité de la mer, et cherchant vainement à apercevoir au loin
un navire, qui ne se montre pas, et laisse l'infortuné aux prises avec le désespoir et la mort.
Le jour même de ce sinistre, MM. Martin et Ducauroyeux étaient également poussés vers l'océan Atlantique. Partis de Paris,
à minuit, dans le Jules-Favre, ils aperçurent la mer, au lever du jour. Par un hasard providentiel, le vent les
poussa au-dessus de la petite île de Belle-Ile-en-Mer, où ils tombèrent, avec une rapidité effrayante. Forcés de subir un
traînage terrible, ils furent blessés et contusionnés, mais leur vie fut sauve.
Enfin, le 27 janvier, au moment de l'armistice, l'aéronaute Lacaze terminait la liste, déjà trop longue, des sinistres aériens.
Il s'éleva à 3 heures du matin dans le ballon le Richard-Wallace, passa près de terre, en vue de Niort, mais au
lieu de descendre, il jeta du lest et repartit dans les hautes régions de l'air. Continuant son trajet il traverse, à 200 mètres
de haut, la ville de La Rochelle. Tout le monde croit que le ballon va descendre à terre, mais il continue sa route, et les
assistants attirés sur le rivage le voient avec effroi se perdre dans les profondeurs de l'Océan.
Le malheureux Lacaze y trouva son tombeau.
Lacaze était le soixante-troisième aéronaute sorti de Paris en ballon. Le lendemain, le soixante-quatrième et dernier ballon,
le Général-Cambronne, allait porter à la France la nouvelle de l'armistice.
Nous croyons devoir résumer et compléter les récits qui précèdent, en réunissant en un tableau la liste des 51 ascensions
qui ont eu lieu pendant le siège de Paris avec les ballons de l'administration des postes :
Le 7 octobre, départ de l'Armand-Barbès ; il emporte Gambetta et les premiers pigeons de
l'administration : parti à 11 h. 15 m. de la place Saint-Pierre, il est arrivé à Epineuse à 3 h. 30.
Nous avons dit les circonstances critiques de sa descente, qui faillirent livrer Gambetta aux Prussiens.
Le même jour le Georges-Sand, accompagne l'Armand-Barbès ; il emporte deux citoyens d'Amérique.
12 octobre, départ de deux ballons, Washington et Louis-Blanc avec des lettres de M. Truchet,
propriétaire de pigeons.
14 octobre, le Godefroy-Cavaignac, conduit par Godard père, emmenait M. de Kératry et ses deux secrétaires.
Il atterrit à Crillon, près de Bar-le-Duc.
Le même jour, le Guillaume-Tell emmenait M. Ranc.
16 octobre, départ du Jules-Favre.
18 octobre, départ du Victor-Hugo.
Le 19 octobre, départ du Lafayette, emmenant M. A. Dubast.
Le 23 octobre, au départ du Garibaldi, emmenant M. de Jouvencel.
25 octobre, départ du Montgolfier.
27 octobre, départ du Vauban, qui tomba près de verdun, dans les lignes prussiennes, les aéronautes ont pu fuir.
(...)
Les merveilles de la science
ou description populaire des inventions modernes
par Louis Figuier, 1891, (pages 624-636)
¹ transcription différente des noms selon les documents : L'auteur confond
la Ville-de-Florence et la Ville-d'Orléans, Tracelet et Traclet, le Lafayette et
le Jean-Bart No 2, La Bretagne et la Normandie, Pierson pour Pierron, Nobcourt
pour Nobécourt, Castebie pour Castelré...
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