LES BALLONS DU SIEGE DE PARIS.
NAUFRAGES AERIENS.
Le 18 novembre, le ballon Général-Uhrich, monté par MM. Lemoine et Thomas, partait, à 11h. 15m. du soir,
de la gare du Nord. La nuit noire, sombre, donnait un aspect fantastique à la sphère aérienne, qui bondit dans l'espace
au milieu de l'émotion générale des assistants. L'aérostat resta toute la nuit dans l'air obscur, et, chose singulière,
après ce long voyage, il descendit à Luzarches¹, dans le département de
Seine et Oise. On peut supposer que le Général-uhrich, ballotté par des contre-courants aériens, a suivi
à différentes altitudes des directions opposées qui ne lui ont pas permis de s'éloigner davantage de la capitale investie.
Six jours après, MM. Rolier et Beziers s'élevait de la Gare du Nord, à minuit précis. Ces messieurs allaient entreprendre,
à leur insu, la plus étonnante ascension que les annales aérostatiques aient jamais compté, traversée merveilleuse du nord
de la France, de la Belgique, de la Hollande, de la mer du Nord, et d'une partie de la Norvège. Jamais Jules Verne ou
Edgard Poë, qui excellent dans le récit des histoires fantastiques, n'ont pu rien rêver de semblable à ce voyage véridique,
qui restera comme un grand sujet d'étonnement dans l'histoire des ballons. Après avoir sillonné l'espace ténébreux pendant
toute une longue nuit d'hiver, M. Rolier et son compagnon de voyage atteignent enfin l'heure du lever du soleil.
L'astre s'élève au-dessus des nuages, qu'il éclaire de ses premiers rayons ; il dissipe les vapeurs atmosphériques.
Mais, ô stupéfaction ! C'est l'immensité de l'Océan qui s'ouvre aux yeux des aéronautes ! Leur boussole leur indique qu'ils
marchent vers le Nord ; mais trouveront-ils jamais une terre hospitalière pour jeter leur ancre ?
Pendant huit heures consécutives, c'est malheureux vont se trouver ainsi suspendus entre la vie et la mort, gelés de froid,
regardant fixement la vaste étendue des flots. Tout à coup ils aperçoivent un navire, ils lui font des signaux ; mais le
vaisseau disparaît bientôt à l'horizon ! La mer, toujours la mer, c'est le monotone panorama qui se déroule aux yeux des
voyageurs ; bientôt des nuages épais se forment autour de la nacelle, et la neige tombe à gros flocons. M. Rolier et son
compagnon ne voeint plus rien ; ils s'abandonnent aux dernières et navrantes pensées qui précèdent la mort !
Cependant le voyage continue, puis l'aérostat descend pour se rapprocher sans doute de l'immensité des flots il perce
le massif de nuages. O miracle ! Il s'approche d'une montagne aux cimes escarpées, que recouvrent de grands massifs de neige.
Il touche terre. Les voyageurs transis descendent de de la nacelle. - Où sont-ils ? Où le vent a-t-il jeté leur esquif ?
Ils se frottent les yeux et se demandent s'ils ne sont pas en proie quelques cauchemars ; de vastes solitudes les entourent.
Il se mettent en marche et errent dans une forêt de sapins, où des loups s'enfuient à leur passage. Ils rencontrent
enfin un bûcheron ; mais la langue que parle cet homme leur est inconnue. Cependant ils se font conduire à un village
où ils trouvent enfin un Français. Ils sont à Lifjeld, à cent cinquante lieues au nord de Christiana !
Le mois de novembre fut riche en naufrages aériens. Le 24 novembre¹, à une heure du matin, M. Buffet partit de la gare
d'Orléans dans le ballon Archimède ; il suivit la même direction que M. Rolier, mais il aperçut la mer au
nord de la Hollande, et fut assez heureux pour toucher terre sur le rivage, près de la ville de Castelré.
Le 30 du même mois¹, un drame horrible, épouvantable, était réservé à l'aérostat le Jacquard, qui quitta
Paris à 11 heures du soir le marin Prince était seul dans la nacelle. Homme de résolution et d'énergie, il s'était
offert comme aéronaute, malgré son inexpérience des voyages aériens.
« Il paraît, dit M. Tissandier, dans l'ouvrage qu'il a publié sur les aérostats du siège, que lorsque que le marin
Prince partit, il s'écria avec enthousiasme : « je veux faire un immense voyage, on parlera de mon ascension. »
« il s'éleva lentement, par une nuit noire. On ne l'a jamais revu depuis.
« Un navire anglais aperçut le ballon en vue de Plymouth ; il se perdit en mer. Quel drame épouvantable a dû torturer
l'infortuné Prince avant de trouver la plus horrible des morts ! Seul du haut des airs, il contemple l'étendue de l'Océan
où fatalement il doit descendre. Il compte les sacs de lest, et ne les sacrifie qu'avec une parcimonie scrupuleuse.
Chaque poignée de sable qu'il lance est un peu de sa vie qui s'en va. - Il arrive, ce moment suprême où tout est jeté
par-dessus bord ! Le ballon descend, se rapproche du gouffre immense ; la nacelle se heurte sur la cime des vagues ;
elle n'enfonce pas, elle glisse à la surface des flots, entraînée par le globe aérien qui se creuse comme une grande voile.
Pendant combien de temps durera ce sinistre voyage ? Il peut se prolonger jusqu'à ce que la mort saisisse l'aéronaute,
par la faim, par le froid peut-être. Quelle épouvantable et navrant tableau que celui de ce voyageur perdu dans l'immensité
de la mer ! Il cherche de loin un navire jusqu'au dernier moment il espère en vain le salut ! »
Le jour même de ce sinistre, MM. Martin et Ducauroy, eux aussi, étaient jetés vers l'océan Atlantique. Partis de Paris à minuit,
dans le Jules-Favre, ils aperçoivent la mer au lever du jour. Le vent, par un hasard vraiment providentiel,
les pousse juste au-dessus de la petite île de Belle-Ile-en-Mer, où ils sont lancés avec une force effroyable.
Les aéronautes subissent un traînage terrible, sont blessés et contusionnés ; mais ils sont sauvés !
Enfin le 27 janvier, au moment de l'armistice, l'aéronaute Lacaze allait terminer la liste déjà trop longue des sinistres
aériens. Il s'élève, à 3 heures du matin, dans le ballon Richard-Wallace, passe près de terre en vue de Niort ;
mais au lieu de descendre il jette du lest et repart dans les hautes régions de l'air. Il continue son trajet et traverse,
à 2000 mètres de haut, la ville de La Rochelle. Tout le monde croit qu'il va revenir vers le sol ; mais il continue son trajet,
et les regards des assistants attirés sur le rivage voient l'aérostat se perdre peu à peu à l'horizon dans les profondeurs
de l'Océan, où le malheureux Lacaze a trouvé son tombeau.
Lacaze était le soixante-troisième aéronaute sorti de Paris en ballon ; le lendemain le soixante-quatrième et dernier ballon,
le Général-Cambronne allait porter à la France la nouvelle de l'armistice.
Ainsi, pendant les cinq mois du siège de Paris, soixante-quatre aérostats, cubant pour la plupart deux mille mètres, ont pu
s'échapper de la capitale investie. Ils ont enlevé dans les airs 64 aéronautes, 91 passagers, 365 pigeons voyageurs,
et 9000 kilogrammes de dépêches représentant à peu près 3 millions de lettres particulières. On a vue que sur ce nombre
considérable d'aérostats, il n'y en eut cinq qui soient tombés au pouvoir des Allemands ; deux d'entre eux se sont perdus
en mer corps et bien. Devant un résultat si étonnant n'y a-t-il pas lieu d'admirer sincèrement les ressources que la nécessité
du siège a suscité au génie scientifique de la France. Il devait appartenir, grâce à la patrie des Montgolfier, les immortels
créateurs de l'aéronautique, de faire des ballons en usage si glorieux et si utile ! Nous verrons dans la suite comment les
pigeons voyageurs ont pu compléter les services rendus par les aérostats, pour donner naissance à une véritable poste aérienne,
qui pendant longtemps excitera jalousie les ennemis de France. Pendant le siège de Paris, le gouvernement prussien s'est vivement
préoccupé des ballons-poste, qui évitaient à Paris les tortures de l'investissement moral, si propre à décourager les habitants
de la capitale investie. L'ingénieur Krupp a construit plusieurs canons mobiles autour d'un axe, destinés à atteindre les
aérostats au haut des airs ; mais ces gun-balloon, promenés triomphalement dans les rues de Versailles, n'ont jamais
arrêté les aérostats. La plupart de ceux-ci, toutefois, ont presque toujours été salués par une vive fusillade au moment de
leur passage au-dessus des lignes ennemies. Mais les fusils à aiguille, comme les fusils chassepot, qui ont une grande portée
horizontale, sont incapables de lancer une balle verticalement de bas en haut à une hauteur considérable. Des expériences
précises faites à ce sujet à Tours pendant la guerre, ont démontré que les ballons captifs à 480 mètres de haut sont
complètement hors de portée des balles de chassepot. Quoi qu'ils aient fait, les Allemands, malgré leurs lignes compactes
d'investissement, n'ont pu empêcher Paris assiégé de parler sans cesse à la France par la voie des airs.
Extrait du
Magasin pittoresque d'Edouard Charton, (pages 46 - 47)
¹ transcription différente des noms selon les documents : Luzarches ou Luzarche, de la date de
départ : pour l'Archimède, le 24 novembre au lieu du 21 (date retenue), pour le Jacquard le 30 au lieu du 28 novembre (date retenue)...
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