LES BALLONS DU SIEGE DE PARIS.
Suite.-- Voy. p.3, 45.
TENTATIVES DE RETOUR DANS PARIS ASSIEGE.
L'entreprise et qui a été tentée par quelques aéronautes, consistant à partir en ballons d'une ville de France
pour rentrer à Paris, offrait des difficultés considérables. Mais si grands qu'aient été les obstacles, ils n'ont
pas été considérés comme insurmontables, et si l'on avait essayé de les franchir avec plus de persistance, il est
probable qu'on eût réussi à faire tomber un aérostat au milieu de la capitale investie.
Un grand nombre de projets ont été proposés pour résoudre ce problème périlleux ; mais voici celui qui nous a
paru le plus pratique, d'après l'avis de météorologistes émérites et d'aéronautes rompus à la manoeuvre des ballons.
M. G. Tissandier, qui, en compagnie de son frère a entrepris deux fois le voyage dans des conditions émouvantes,
décrit lui-même le plan qui a été arrêté par la commission scientifique de Tours :
« On va envoyer des ballons et des aéronautes à Orléans, Chartres, à Évreux, à Dreux, à Rouen, à Amiens, dans
toutes les villes non occupées par l'ennemi, dans toutes celles qui sont proches de Paris et où le gaz de l'éclairage
ne fait pas défaut. Chaque aéronaute aura une bonne boussole, et, connaissant l'angle de route vers Paris, observera
les nuages tous les matins, au moyen d'une glace horizontale fixe, où sera tracée une ligne se dirigeant au centre
de Paris. Quand il verra les nuages marcher suivant cette ligne, c'est-à-dire quand la masse d'air supérieure se
dirigera sur Paris, il gonflera son ballon à la hâte, demandera à Tours, par le télégraphe, des instructions,
des dépêches, et il partira. Son point de départ est à vingt lieues de Paris environ ; il va chercher une ville
qui, en y comprenant les forts, offre une étendue de plusieurs lieues : n'a-t-il pas bien des chances de la
rencontrer dans ces circonstances spéciales ? S'il passe à côté de la capitale, il continuera son voyage et
descendra plus loin, en dehors des lignes prussiennes. Quand le vent sera du nord, le ballon d'Amiens pourra partir ;
lorsqu'il soufflera du sud ou de l'ouest, les aérostats d'Orléans et de Dreux se trouveront prêts. Avec une douzaine
de stations échelonnées sur plusieurs lignes de la rose des vents, les tentatives seront nombreuses. L'une d'elle aura
de grandes chances de succès, surtout si la persévérance ne fait pas défaut et si l'on ne craint pas de renouveler
fréquemment les voyages. Si un ballon est assez heureux pour passer au-dessus de Paris, il descendra dans l'enceinte
des forts. Là, la campagne est suffisamment étendue pour que l'atterrissage soit facile. Au pis aller, il pourra
risquer la descente sur les toits, si le vent n'est pas trop rapide. Enfin s'il manque l'entrée, il aura la sortie
pour lui, où de nouveaux forts le protégeront. Dans tous les cas, il lui sera possible de lancer par dessus bord des
lettres et des dépêches. »
Une première tentative fut faite à Chartres par Monsieur Revilliod ; mais cet aéronautes dut s'échapper de la ville
avec son matériel aérostatique, à l'arrivée des prussiens. MM. Albert et Gaston Tissandier furent envoyés au Mans
avec le ballon le Jean-Bart, cubant 2000 mètres : ils attendirent pendant un grand nombre de jours
le vent de sud-ouest favorable à l'ascension ; mais les circonstances atmosphériques de leur vinrent pas en aide.
Pendant cet intervalle de temps, le projet primitif dut être modifié.
Les armées prussiennes s'avançaient autour de Paris dans toutes les directions ; elles s'emparaient d'Orléans,
de Rouen, de Dreux, d'Amiens, des villes mêmes où les ascensions pouvaient s'exécuter : le départ aérien qu'il
était possible de tenter avec quelques chances de succès à vingt lieues de Paris devenait chimérique à une
distance beaucoup plus grande de la capitale. Toutefois MM. Tissandier, encouragés par le gouvernement de Tours,
se rendirent à Rouen avec l'aérostatle Jean-Bart, et ils eurent l'honneur d'entreprendre deux voyages
aériens dans des conditions vraiment dramatiques : ils purent s'élever dans les airs avec un vent favorable,
s'avancer au-dessus des nuages dans la direction de Paris ; mais les courants atmosphériques, si variables en
autonome, devaient les éloigner bientôt du bon chemin.
le ballon le Jean-Bart, gonflé à Rouen par les soins de MM. Tissandier, attendait un moment propice
pour gravir les hautes régions de l'air. Le 7 novembre à six heures du matin, les aéronautes constatent à leur
grande joie que le vent est plan nord-ouest et qu'il souffle en droite ligne dans la direction de Paris. Des ballons
d'essai sont lancés dans l'atmosphère ; ils s'éloignent de Rouen vers le sud-est, vers la ville assiégée !
Descente du Jean-Bart près de Jumièges. - Dessin de Lancelot, d'après un croquis de M. A. Tissandier.
À onze heures précises, MM. Tissandier s'élèvent tous les deux dans les airs, salués par les applaudissements et
les voeux d'une foule considérable. Ils emportent avec eux deux cent cinquante kilogrammes de lettres envoyées de
tous les points de la France à l'adresse de la ville assiégée.
Le ballon le Jean-Bart, en quittant l'île Lacroix où il s'est gonflé, passe au-dessus des gazomètres
de l'usine ; puis on le voit planer au-dessus du clocheton de la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours, située en
droite ligne dans la direction de Paris. Tout le monde est ému à la vue de cet aérostat qui se dirige dans la voie
tant désirée. Malheureusement le vent très faible, le navire aérien marche lentement, et, par surcroît de malheur,
le ciel se couvre, un épais brouillard se lève et cache le Jean-Bart au regard de tous.
Les aéronautes se trouvent à dix-huit cents mètres d'altitude, plongés dans des vapeurs atmosphériques tellement
compactes, tellement épaisses, qu'ils perdent de vue l'aérostat qui les soutient dans les plages aériennes ; ils
se trouvent noyés pendant deux longues heures dans une brume obscure, sans savoir où ils vont, ignorant quel
dénouement les attend.
Après un temps si long, MM Tissandier se décident à revenir près du sol ; ils constatent alors à leur grand regret
que le vent a changé de direction ; la Seine qui devait être toujours à la droite de leur route s'ils avaient
continué à marcher vers Paris, est bien loin à leur gauche : les courants aériens soufflant maintenant du nord,
les aéronautes se décident à descendre. Ils tombent aux avant-postes des mobiles français ; à un kilomètre plus
loin, c'était au milieu des lignes prussiennes qu'ils allaient atterrir !
Le temps est calme, l'air est peu agité. Le Jean-Bart n'est pas dégonflé. MM. Tissandier, qui
apprennent que le lieu de leur atterrissage est situé en face des Andelys, se font remorquer dans leur ballon,
traîné à l'État captif par une centaine de paysans, jusqu'au village de Pose, où ils trouveront un petit gazomètre
capable de fournir une ration de gaz à leur ballon.
Le lendemain, le vent de terre souffle du sud-est ; mais en considérant les nuages qui plannent dans les hautes
régions de l'air, on constate qu'ils paraissent se diriger dans une direction opposée : ils semblent marcher à
peu près dans la route de Paris.
MM. Tissandier, dans le feu de l'action, se décident à tenter un nouveau voyage à de grandes hauteurs. Ils
s'élancent dans les airs à quatre heures trente minutes de l'après-midi.
À trois mille mètres de hauteur, ils assistent à l'incomparable spectacle du coucher du soleil. Mille rayons
étincelants, brillant de couleurs ardentes, illuminent le massif des vapeurs aériennes, qui s'étendent à
l'horizon comme une mer de glace ou comme des mamelons couverts de neige. Bientôt, l'astre disparaît, et,
de l'autre côté du ciel, la lune, à la lueur argentée, vient changer subitement la scène de l'atmosphère ;
mais ses rayons ne suffisent plus à guider assez sûrement les aéronautes. À une hauteur considérable, ils
cessent de voir la terre, et ignorent leur route. Ils sont contraints de revenir à proximité du sol, où le
vent sud-est inférieur, les entraîne dans la direction de la mer. La nuit est froide, l'air est glacial,
et le thermomètre descend dans la nacelle jusqu'à 14 degrés au-dessous de zéro.
Les aéronautes, engourdis par le froid, attendent que le vent les dirige vers une terre hospitalière où
ils pourront jeter leur ancre, car ils ont dû renoncer encore à l'espoir de se diriger vers la capitale
investie. Le Jean-Bart traverse successivement cinq fois la Seine, qui serpente les campagnes
aux environs de Rouen ; mais les aéronautes ne voient sous leurs pieds que des forêts épaisses, où pas une
plaine ne s'offre à leurs regards.
Bientôt ils planent au-dessus de Jumièges, et l'aérostat est suspendu à 100 mètres à peine au-dessus du fleuve.
Devant lui se dressent d'énormes falaises, et au-delà la forêt de Bretonne s'étend jusqu'à la mer. Pas un moment
n'est laissé à l'hésitation. Il faut descendre au milieu du fleuve, fort large en cet endroit. MM. Tissandier
donnent un violent coup de soupape ; le Jean-Bart descend et vient planer à quelques mètres au-dessus
de la surface de l'eau, où il reste presque immobile. Notre gravure représente cet épisode. Des cordes
traînantes sont jetées dans le fleuve : Les habitants du village d'Heurteauville se précipitent dans des barques ;
ils accourent à l'aide des voyageurs et ramènent l'aérostat sur le rivage.
Ces tentatives aériennes n'ont pas réussi ; mais elles eussent été plus favorables si elles avaient été renouvelées
sur un grand nombre de points tout autour de Paris, selon le projet primitif.
Toutefois, si les aéronautes ont échoué, quelques hardis courriers à pied sont parvenus à percer les lignes de
l'investissement. Ceux-là sont rares, et plusieurs d'entre eux ont payé de leur vie leur dévouement. Mais ce
que les ballons et les hommes n'ont pu faire, les pigeons voyageurs doué d'un instinct si merveilleux, l'ont accompli.
Extrait du
Magasin pittoresque d'Edouard Charton, (pages 52 - 53)
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