« Je me contenterai de rapporter l'incident Saint-Valry, plutôt je citerai des articles du Siècle,
qui y sont relatifs. Le Siècle disait le 4 décembre 1870 :
« On nous compte une étrange histoire :
« Le ballon l'Archimède, qui est parti la semaine dernière de Paris et a atterri à Bruxelles, portait
trois voyageurs M. Saint-Valry, ancien directeur et même, croyons-nous, gérant de la Patrie du temps que la Patrie
soutenait les splendeurs de la politique impériale ; en outre MM. Jules Buffet et Jodas.
« Ces trois voyageurs avaient avec eux un certain nombre de pigeons qui leur avaient été confiés, à leur départ,
par M. Rampont, directeur des Postes.
« Deux d'entre eux, MM. Buffet et Jodas, sont rentrés en France et leur premier soin a été de livrer à la Délégation
gouvernementale de Tours les pigeons dont ils étaient porteurs.
« Le troisième, M. Saint-Valry, n'entend pas de la même oreille. Resté à Bruxelles pour des raisons que nous n'avons pas
à pénétrer, il prétend faire des pigeons qui lui restent, sa propriété privée.
« Sommé tour à tour par M. Tachard, agent diplomatique français à Bruxelles, et par M. Testelin, commissaire de la
Défense nationale dans le Nord, il a consenti en remettre quatre, mais pour le surplus (une douzaine encore), il déclare
net qu'on ne les aura jamais.
« Sans examiner la question de savoir si M. Rampont n'a pas montré quelque légèreté en confiant des pigeons à un homme
connu pour ses opinions bonapartistes et ses relations d'amitié avec les Cassagnac,
Il y a, croyons-nous, un intérêt majeur à ce que le gouvernement de Tours prenne des mesures conservatoires.
Les lois internationales lui en donnent en même temps le droit et le pouvoir.
Quant à son titre, il est indéniable, les pigeons voyageurs étant, comme la télégraphie même, service d'État.
« Que le gouvernement fasse donc, et vite. Dans les temps où nous vivons, avec l'immensité des intérêts engagés,
il est inacceptable qu'on laisse une libre communication avec Paris à la disposition d'un simple particulier, qui est
sans mandat, et qui agit sans contrôle. «
Le Siècle revenait sur le même sujet le 7 décembre, et répondant à un article de la Patrie (édition de Poitiers),
écrivait :
RENDEZ LES PIGEONS !
« Nous avons raconté l'histoire de M. Saint-Valry refusant de rendre au gouvernement les pigeons du gouvernement.
M. de Saint-Valry est, personne ne l'ignore, un haut plumet dans le personnel parisien de la Patrie.
Aussi la Patrie de Poitiers, soeur cadette de la Patrie de Paris, s'est-elle émue à notre récit ; et prenant
fait et cause pour sa maison : « Attendez ! nous a-t-elle crié, attendez ! M. de Saint-Valry va arriver à Poitiers, il vous
fournira les explications. »
« Nous nous sommes tus aussitôt, attendant, comme on nous le conseillait, l'arrivée de M. Sint-Valry ; et nous en prenons
Poitiers à témoin ; nous n'aurions soufflé mot qu'au jour où le télégraphe l'eût signalée.
« Mais voilà que la Patrie, profitant de notre silence, nous jette à la tête un morceau de haut style.
De la finesse, du trait, une phrase courante, nerveuse et corrosive : évidemment, ce plat ne sortait pas des cuisines de
la Patrie.
Et, en effet, dès la seconde ligne nous avons reconnu Beaumarchais.
C'était bien là le maître venimeux et étincelant ; sinon lui tout entier, du moins quelque chose de lui :
Des fragments, des phrases, des mots. Car la Patrie avait eu la maladresse d'y ajouter du sien propre, et ce piteux
raccommodage se voyait aussi loin qu'une pièce au fondement d'un pauvre homme.
« La Patrie, croyons-nous, dépasse un peu les bornes, - de nous injurier après nous avoir prié d'attendre.
« Nous dormions sur la foi des traités. Elle profite de notre sommeil pour nous envoyer un pavé terrible.
C'est mal.
« A-t-elle au moins rendu les pigeons ?
« Car, tout est là dans cette affaire ; et vraiment Beaumarchais n'avait rien à y voir.
« Il ne s'agit ni de Figaro ni de son monologue : il s'agit de pigeons.
« Que la Patrie restitue les pigeons !
« Elle a beau chercher à les dissimuler sous sa jupe ; elle ne ne peut les garder longtemps, car depuis que tout le monde
est averti, tout le monde veille et a les yeux ouverts.
« Que prétendrait-elle ?
« Les utiliser pour son propre compte ? C'est impossible.
« Leur tordre le cou et les manger ? Elle n'en aurait pas le courage.
« Qu'elle les rende donc à ses légitimes propriétaires ; et après si elle le veut, nous relirons ensemble
le Mariage de Figaro, pour en chercher une plus juste application, ce qui ne sera pas difficile. »
Le Moniteur à son tour, dans son numéro du 6 décembre, insérait la note suivante :
« Le siècle rapporte que M. de Saint-Valry, ancien directeur de la Patrie, parti de Paris par le ballon
l'Archimède avec MM. Buffet et Jodas, est en ce moment à Bruxelles et qu'il se refuse à livrer au
Gouvernement de Tours douze pigeons voyageurs sur seize que M. Rampont lui avait confiés, bien que M. Tachard,
agent diplomatique de France à Bruxelles,
et M. Testelin, commissaire de la Défense nationale dans le Nord, l'aient mis en demeure de restituer ces pigeons.
« Nous attendrons des renseignements plus explicites pour formuler une opinion sur ce fait. »
Le Moniteur a attendu vainement ces renseignements plus explicites qu'il demandait.
M. Saint-Valry (nous l'avons su plus tard) expliqua l'incident dans une communication adressée aux journaux belges,
et que nous donnons ci-dessous :
« Le Siècle assure que j'ai refusé de livrer au Gouvernement de Tours les pigeons voyageurs apportés par moi
de Paris, par le ballon l'Archimède, lesquels pigeons seraient, au dire du Siècle, la propriété du
Gouvernement.
« J'ai, en effet, refusé de livrer ces pigeons, mais la raison de mon refus était aussi simple que légitime !
Ces pigeons m'appartenaient et ils n'étaient à aucun titre propriété de l'État, comme le Gouvernement de Tours, imparfaitement
informé, l'avait supposé au premier abord.
« J'ai quitté Paris sans mission ni commission officielle d'aucune espèce. Je l'ai quitté pour tâcher de réussir,
à mes frais, à mes risques et périls, une tentative absolument privée, qui consiste, - je n'en ai jamais fait mystère, -
à essayer de faire pénétrer dans Paris des nouvelles de famille et des renseignements d'affaires, destinés à un certain nombre
de mes amis.
« Le Directeur général des postes, M. Rampont, dont je ne saurais assez hautement reconnaître la bienveillance et l'esprit
libéral, a donné son agrément à ce projet, dont tous les moyens d'exécution sont à sa connaissance ; il avait pensé qu'en face
de la disette de nouvelles qui formait à Paris la plus énervante de nos privations, il était raisonnable de ne pas décourager
l'initiative individuelle et de laisser le champ libre à une expérience privée, qui pouvait,
en cas de réussite, fournir à l'occasion au Gouvernement lui-même un auxiliaire assez utile.
« Il est évident qu'au moment où le Gouvernement de Tours a fait réclamer mes pigeons, il ignorait ces détails.
Le ministre de France à Bruxelles, M. Tachard, dont la justice en cette circonstance ne m'a pas plus manqué que
la parfaite courtoisie, s'est chargé de transmettre à Tours mes explication, accompagnées des preuves écrites de leur exactitude.
J'ai lieu de supposer qu'elles ont paru concluantes, plus que je n'ai reçu depuis lors aucune nouvelle réclamation. »
M. Saint-Valry croyait sans doute sa réponse sans réplique. Il oublie que les pigeons, en ce moment, étaient service d'État,
comme la télégraphie elle-même ; que ses pigeons, qu'ils fussent ou non sa propriété particulière, ne pouvaient lui servir pour
l'usage qu'il affectait ; et que M. Rampont lui-même, quelles que fussent sa bienveillance et son esprit libéral,
n'avait pas qualité pour lui accorder la faveur qu'il prétendait avoir reçue, attendu que le Gouvernement de Paris avait la stricte
obligation de réquisitionner et de prendre pour son service de tous les pigeons
qui se trouvaient dans la capitale assiégée.
M. Saint-Valry ne peut se justifier qu'en accablant M. Rampont. Dans toutes ces hypothèses, le Gouvernement de Tours ne faisait
qu'user de son droit légal en réclamant ce qu'il réclamait.
M. Tachard envoya-t-il des explications à la Délégation, ainsi que le prétend M. Saint-Valry ? J'en doute très fort,
et très certainement, s'il y a eu des explications envoyées, elles n'ont pas paru satisfaisantes.
Aujourd'hui que M. Rampont est de sens rassis, je ne crains pas de dire que, si sa pensée revenait sur ces incidents,
elle coïnciderait avec la mienne, que s'il méditait les articles cités, il sentirait, sous leur forme plaisante, des choses
graves autant que vraies.
Ce qui est certain, c'est que, s'il y a eu des irrégularités dans le service des pigeons, elles ne viennent pas de Tours,
mais de Paris »
in F.-F. Steenackers, Les télégraphes et les postes pendant la guerre de 1870-1871 |